Les membres de l’AAFC qui avaient pu faire le déplacement pour déjeuner avec lui au Chien qui fume n’ont pas été déçus : s’ils ne connaissaient pas sa longue silhouette, tous avaient dans l’oreille cette voix qu’ils ont entendue pendant si longtemps à Culture Matin, Pot au feu et, jusqu’en juillet dernier, à Travaux publics [1]. En effet, Jean Lebrun nous a fait le grand plaisir de répondre à notre invitation et de participer au déjeuner-rencontre bi-annuel de notre association, ce dont nous le remercions encore.
Jean Lebrun souhaite tout d’abord exprimer tout le plaisir qu’il a toujours eu d’être au contact des auditeurs, in vivo. « Le micro ne me manque pas, mais le contact avec les auditeurs me manque » nous confie-t-il, en constatant par ailleurs que la relation de la chaîne avec ses auditeurs a beaucoup changé de nature, depuis ses début à Radio France : le courrier postal (qui, note-t-il au passage, était autrefois visé par la direction) est désormais supplanté par Internet. Après 22 ans d’émissions quotidiennes, il estime toutefois « n’avoir plus grand-chose à dire » et pense, pour justifier sa récente nomination au poste de conseiller de programmes aux magazines, qu’il est temps pour lui « d’expier ces trop nombreuses années de liberté par des années de responsabilités » !
Le mélange des générations
Jean Lebrun insiste sur l’importance d’un mélange des générations pour tous les organes de presse, se référant, en cela, à Hubert Beuve-Méry qui disait qu’un journal, c’est « des vieux qui racontent des histoires à des jeunes ». Or, force est de reconnaître que les médias traditionnels manquent d’anciens : entre les vieux qui « coûtent » cher et dont les départs à la retraite (souvent anticipés) sont mal préparés et des services de documentation peaux de chagrin, c’est la mémoire qui est ainsi sacrifiée aux nécessités économiques. Les nouveaux médias internet, comme Rue 89, doivent sans doute une grande part de leur essor au fait d’avoir récupéré quelques-uns de ces journalistes expérimentés et de faire interagir au sein de leur rédaction plusieurs générations de journalistes. Jean Lebrun a toujours cherché à concilier son activité de terrain avec la « couvée » de jeunes talents et aujourd’hui, plus que jamais, il se voit comme « ce vieux qui doit chauffer les jeunes » et leur transmettre son expérience du métier. Selon lui, si les anciens s’effacent volontairement et ne « s’accrochent » pas, ils gagnent en influence auprès des jeunes qui leur sont alors reconnaissants de leur laisser la place.
Une autre tendance qui inquiète Jean Lebrun est celle qui consiste à recruter des jeunes tous identiques, car formés dans les mêmes écoles. Il faudrait au contraire favoriser la différence, voire la mésentente, dans une même équipe, en réunissant « des gens qui sont d’accord pour ne pas être d’accord ». Emmanuel Hirsch, qui vient de réaliser une série d’À voix nue sur les précurseurs de la recherche sur le sida, a bien mis en évidence l’intérêt de constituer un groupe où peut s’exprimer la contradiction. Emmanuel Todd, dans son dernier livre, explique que les diplômés constituent aujourd’hui un entre-soi qui peut détourner des questions universelles.
L’ambition de France Culture, encore très tournée vers la « couche supérieure moyenne », est justement de s’ouvrir davantage aux classes populaires, sans perdre les auditeurs soucieux de « grande culture ». Ce problème peut apparaître insurmontable si l’on oublie que les classes populaires, comme celles dites cultivées, ont beaucoup changé. Certes, il ne faut pas idéaliser la classe populaire, très fragmentée et qui ne coïncide plus avec l’artisan, l’agriculteur ou l’ouvrier d’autrefois. Les habitants des banlieues eux-mêmes sont segmentés (pavillons contre cités, « vieux blancs » contre nouveaux migrants, etc.) ; tout cela fait qu’il va être très difficile de s’adresser à la classe populaire. Toutefois, l’anti- intellectualisme supposé de ces milieux est en perte de vitesse (modèle « Obama » contre modèle « rap ») et il faut espérer que les milieux « ghettoïsés » verront de plus en plus l’éducation et la culture comme les plus sûrs moyens de leur émancipation.
Le virage du numérique
Bruno Patino a deux objectifs : sortir de cet entre-soi et achever de prendre le virage du numérique. La direction de France Culture, qui pensait pouvoir prendre ce virage en douceur, s’aperçoit aujourd’hui que cette évolution est beaucoup plus brutale que prévue et Bruno Patino, spécialiste de cette question, s’occupera en priorité de ce chantier. Les modèles traditionnels sont en effet pulvérisés ; on n’écoute plus une radio mais des émissions : le téléchargement de l’émission Sur les docks, par exemple, prend le dessus sur son écoute en direct. On peut d’ailleurs se demander si le direct n’a pas connu son apogée et s’il ne va pas encore perdre de l’importance au profit de l’écoute en différé et de la consultation du site internet. France Culture voit sa présence sur la toile comme une chance d’élargir son audience : d’ores et déjà, 25 % de la fréquentation du site provient de l’extérieur de la France !
Il est intéressant de constater que l’émission la plus téléchargée (Les Chemins de la connaissance) est une émission dont on peut ne pas saisir toute la richesse dès la première écoute. Le net pourra offrir un canal de diffusion privilégié pour les émissions les plus exigeantes, avec la possibilité de constituer des dossiers thématiques qui rassembleront enregistrements radiophoniques et contenu multimédia. France Culture est assise sur une mine « archivistique » qu’elle entend bien ainsi mettre en valeur. David Kessler se chargera pour cela de résoudre les nombreux problèmes juridiques liés au droit d’auteur et qui limitent encore la diffusion des œuvres sur le net (les accords qui lient France Culture à l’INA ne la dispense de payer des droits que jusqu’à un certain quota d’heures seulement). La mise en ligne des anciennes émissions devrait également satisfaire les plus nostalgiques, mais la nostalgie n’est pas le meilleur moteur et Jean Lebrun lui préfère la curiosité.
Le souci des auditeurs
Jean Lebrun n’en revient pas de voir à quel point les relations avec les auditeurs ont été négligées. Aujourd’hui, le service des Relations avec les auditeurs ne transmet pas d’information à la direction et le seul élément dont elle dispose consiste en une vue « de masse » fournie par Médiamétrie. Le service des Relations avec les auditeurs devrait être réorganisé l’an prochain et un site d’échange sera mis en place d’ici un an et demi... mais il ne faudrait toutefois pas que s’y développe une critique exclusivement névrotique de France Culture.
Au rang des critiques légitimes, Jean Lebrun entend la réaction des auditeurs qui trouvent insupportables les nouvelles annonces promotionnelles. Il leur demande néanmoins de relativiser cette pratique avec, par exemple, l’obligation faite aux animateurs d’autres stations de radio de prononcer tant de fois le nom de leur station pendant un laps de temps donné. Sans aller jusqu’à cette extrémité, France Culture doit signaler l’identité de la chaîne à des auditeurs qui n’écoutent pas que France Culture. Le but de ces annonces, également diffusées sur les autres stations du groupe Radio France, est d’amener de nouveaux auditeurs sur France Culture en les informant de l’existence d’émissions qu’ils n’auraient pas, sans cela, la curiosité d’écouter. Ces messages veulent également traduire la synergie entre les chaînes du groupe Radio France qui se met progressivement en place, pour des raisons économiques, notamment dans le domaine de l’information.
Il est probable qu’à l’avenir, le « cadre » des émissions de France Culture (la grille horaire) aura moins d’importance : une nouvelle émission a besoin d’un bon créneau horaire qui la mette en orbite et fidélise ses auditeurs ; a contrario, un horaire qui change oblige les auditeurs à « se promener » sur la grille et, ainsi, à faire des découvertes.
France Culture a été faite « de bric et de broc », à l’image du ministère de la Culture créé à la même époque, et elle n’a cessé, depuis, de rationaliser son fonctionnement. Elle garde néanmoins de ses origines étatiques l’obligation de composer avec ses institutions de tutelle, afin de conserver leur nécessaire bienveillance. Jean Lebrun s’étonne que cette inféodation-là ne pose pas davantage de problèmes aux auditeurs. Celui qui a toujours pris soin de préserver sa liberté de journaliste en pratiquant ce qu’il nomme l’évitisme [2], rêve pourtant d’une plus grande indépendance de la Maison Ronde vis-à-vis du pouvoir.
Jean Lebrun déteste ainsi la notion de « plateau », celui constitué de « bon clients », recrutés pour leur « radiogénie » ou imposés par leur entregent, mais qui dénature le reflet qu’il est censé rendre de la réalité. C’est ainsi, par exemple, que les langues de France, y compris les langues créatrices de banlieue, ne sont pas suffisamment entendues dans leur diversité sur France Culture. L’évolution langagière naît souvent de la contestation sociale et une radio culturelle en prise avec le réel se doit aussi de rendre compte de ce bouillonnement fécond.
La rencontre se termine par une acclamation et un chaleureux remerciement à Jean Lebrun.
[1] Quand Laure Adler lui a demandé le titre de sa nouvelle émission, Jean Lebrun se trouvait dans l’écluse du barrage
de la Rance, et c’est en contemplant ces installations en bétons que lui est venue l’idée du titre de Travaux publics.
[2] « l’évitisme ou encore l’art de se mettre hors d’atteinte. Le moins possible de dîners en ville, de coquetèles et de vernissages [...] », Jean Lebrun, Journaliste en campagne, Éditions Bleu autour, p.12