Pouvez-vous nous retracer votre parcours, avant d’être producteur à France Culture ?
Lors de mon arrivée à la tête de Radio France, en 1982, Yves Jaigu était directeur de France Culture. Contrant plusieurs voix, parmi mes amis, à gauche, qui me demandaient alors la tête de cette personnalité à juste titre qualifiée de gaulliste, j’ai choisi de le maintenir en fonction, parce qu’il avait une haute idée de sa tâche. Il est resté en place deux ans encore. Avec lui, j’ai relancé un concours de « metteur en ondes » qui nous a permis de recruter six professionnels qui ont su perpétuer l’art radiophonique à France Culture. À partir de 1984, ce fut au tour de Jean-Marie Borzeix, que j’avais élu pour succéder à Yves Jaigu, de faire en sorte que France Culture reste ce haut lieu de l’art radiophonique qu’elle était devenue. Nous avons instauré les nuits de France Culture, avec une riche provende de rediffusions. Jean-Marie Borzeix est resté 13 ans à la tête de France Culture et il s’est admirablement acquitté de sa mission.
En 1986, j’ai vu le retour au pouvoir de gens de droite désireux de rabaisser le service public de la radio (Philippe de Villiers notamment) et manifestant la tentation de fusionner France Culture avec France Musique (et aussi de briser les radios locales que nous avions fondées). Nous avons contré cette offensive absurde. Beaucoup plus tard, en un temps où, revenu à Université, je n’avais plus de responsabilité publique, Laure Adler m’a demandé de produire une émission d’histoire, ce que j’ai accepté avec bonheur.
Que pensez-vous de l’évolution de France Culture ?
Il faut se garder de penser que, « c’était mieux avant », comme font ces vieillards qui s’écrient : « Tout se dégrade ! Les jeunes n’articulent plus ! » (En fait ils deviennent sourds !) La volonté de diffuser des contenus élaborés, ambitieux dans le fond et dans la forme, ne me paraît pas avoir été affaiblie par la détermination –bienvenue à mes yeux- de proposer aussi des émissions directement axées sur l’actualité, mais la commentant d’une façon qu’on ne connaît pas ailleurs. Double défi, qui sera de toujours.
Comment préparez-vous une émission de Concordance des temps ?
Je choisis les sujets six semaines ou un mois à l’avance ; cela permet un recul utile (et c’est mieux pour Télérama !). L’actualité se montre indéfiniment riche en suggestions. Un exemple ? Quand il s’avère que le président de l’Ukraine a été empoisonné, je pense aussitôt à faire un sujet sur le poison comme arme politique au Moyen-Age et à la Renaissance ! Comme à Florence, au XVe siècle, où l’on raconte qu’un badaud voyant passer dans la rue un homme paraissant courbé par l’âge pouvait s’écrier, selon la légende :
« Il a vingt ans !
Comment, vingt ans ?
Il a dîné hier soir chez les Borgia ! »
Je profite, comme les autres producteurs, de la loi du 20 juin 1992 que j’ai eu la fierté de porter au Parlement quand j’étais secrétaire d’Etat à la Communication et qui a institué le dépôt légal de la radio. Merryl Moneghetti consulte et sélectionne pour moi un lot d’archives intéressantes à l’Inathèque et me propose un plan d’émission que je discute avec elle. Patrick Molinier, admirable réalisateur de l’émission, incarne à mes yeux toute la rigueur et les mérites de ce milieu professionnel. Nous nous comprenons, après douze ans, presque sans nous parler. Il recherche les chansons puis nous déterminons celles que nous diffuserons. Brassens, Barbara, Fréhel, Damia, Jacqueline François au Catherine Sauvage sont mieux connus de moi que certains des chanteurs plus récents, et auront plus facilement ma préférence, mais le choix est démocratique : je tranche après avoir écouté les avis des uns et des autres (sourires).
Le jour de l’enregistrement, nous faisons écouter ces inserts pendant une heure à l’invité, de manière qu’ils aient intimement part à la conversation et ne soient pas de simples « virgules ». En général, l’émission est en « faux direct », c’est à dire qu’elle est enregistrée dans des conditions proches du direct, en débordant de deux ou trois minutes, ce qui permet à Patrick Molinier de « peigner un peu l’ours » quand c’est nécessaire, de resserrer ici ou là. L’informatique nous autorise à aller rechercher juste avant l’émission d’autres chansons dans la base de Radio France. Parfois, l’enregistrement est en direct. J’aime bien cette tension, mais je préfère inviter alors quelqu’un que je connais déjà bien, dont je sais qu’il sera « un bon client », comme on dit dans le métier : Alain Corbin, Maurice Sartre, Serge Berstein, Pascal Ory, et bien d’autres. Beaucoup d’invités, (tel Laurent Theis avec qui j’ai fait récemment « Le Poil dans l’histoire »), sont naturellement enjoués et l’humour circule aisément… J’y tiens !
Vous venez de publier une pièce de théâtre, L’Un de nous deux, (éditions Portaparole) qui met en scène Léon Blum et Georges Mandel, tous deux retenus prisonniers en Allemagne en 1944. Dans un brillant dialogue, chacun évoque la mémoire de son maître à penser, Jaurès pour l’un, Clemenceau pour l’autre. Si Blum apparaît clairement comme une figure de la gauche française, ne trouvez-vous pas que le parcours de Clemenceau, du dreyfusard qu’il était au « briseur de grève » qu’il est devenu, ne rende son positionnement sur l’échiquier politique plus difficile ?
Jaurès et Blum étaient deux brillants orateurs. Clemenceau disait au sujet de Jaurès : « On reconnaît ses discours au fait que tous les verbes sont au futur. ». Concernant Clemenceau, il serait faux de penser qu’il serait un homme de droite parce qu’il a fait le traité de Versailles. Dans les années 1920, deux choix politiques étaient possibles : la confiance dans une Allemagne démocratique, préconisée par Briand, ne réussira que dans les années 1950. Clemenceau, plus marqué par 1870, était plus réticent, et comme, il est vrai, une grande partie de la droite, il était convaincu que l’Allemagne resterait longtemps une menace pour la paix et la tranquillité de la France. Il n’en reste pas moins vrai que ce médecin des pauvres à Belleville, ce maire de Montmartre sous la Commune reste une figure exemplaire dans l’histoire de la gauche française. Il connaissait vraiment le monde ouvrier, contrairement à d’autres leaders, même de gauche. Lisez son beau recueil d’articles des années 1890, La Mêlée sociale : vous ne douterez plus qu’il ait été un homme de gauche !
En tant que président de la bibliothèque nationale, vous avez pris position dans un ouvrage retentissant, Quand Google défie l’Europe (Mille et une nuits) contre la position dominante de Google en matière de numérisation des livres et de leur mise à disposition sur la toile. Est-ce un combat d’arrière-garde ?
Trois éditions de ce livre, un livre de combat, ont été traduites en quinze langues, signe que la thèse que j’ai défendue a touché et marqué les esprits et les cœurs. Je ne suis pas contre la numérisation des livres par Google ; je suis contre le monopole de cette numérisation au profit d’une seule société privée. Il faut que le « vrac » qui domine sur Internet ne soit pas organisé selon le seul « page ranking » de Google, une hiérarchisation de l’offre qui privilégiera, à terme, forcément, le plus « successful ». Et puis je ne veux pas que la publicité soit dominante dans ces classements. Je pense comme La Rochefoucauld que « les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer ». Il m’a paru encourageant de constater le nombre de débats suscités de la sorte un peu partout, et l’évolution des esprits dans le bon sens. Un combat d’avenir, non d’arrière-garde !
Quelles relations entretenez-vous avec les différents médias ?
Je me suis toujours intéressé aux forces exogènes qui pèsent sur la vie politique, qui influencent le pouvoir, comme François de Wendel (sujet de ma thèse) qui incarnait, aux yeux de la gauche surtout, le fameux « pouvoir des deux cents familles ». À l’époque de mon entrée à Sciences Po, on ne s’intéressait pas encore, ou guère, à la télévision, chez les historiens universitaires, en tant qu’instrument d’influence. J’ai fondé un séminaire sur ce thème. En 1982, j’avais 40 ans, j’ai été nommé président de Radio France et de RFI. Plus tard j’ai naturellement inséré Internet dans le champ de mes curiosités. Considérer l’interférence des divers médias est passionnant.
Mais il demeure que la télévision reste la télévision, la radio, la radio, l’écrit, l’écrit. On a fait une tentative pour filmer une émission de Concordance des temps (l’invité était Pierre Rosanvallon), mais cela ne fonctionne pas. Au petit écran, pour transposer cette idée (ce serait stimulant) il faudrait inventer un autre format.
Ne pourrait-on pas conjuguer Concordance des temps avec une « Concordance des lieux » ? Et montrer comment des faits similaires se sont déroulés dans des lieux différents ?
Synchronie au lieu de diachronie, comme nous disons dans notre jargon. Pourquoi pas ? A vrai dire, pas mal de gens s’en chargent déjà. Je vais traiter dans mon dernier cours de cette année, à Sciences Po, des manières différentes dont le gauchisme s’est développé après 68 dans différents pays d’Europe. Tout ce qui nous aide à sortir du gallocentrisme est à encourager. Il me semble qu’à cet égard France Culture est généralement exemplaire.
PS. Dans La République a besoin d’histoire, recueil d’articles qui vient de paraître à CNRS éditions, Jean-Noël Jeanneney consacre un chapitre à une présentation de France Culture (rédigée à l’origine pour un public d’universitaires américains). Il a publié aux éditions du Nouveau Monde deux volumes où sont transcrits, sous le même titre, un bon nombre de numéros de Concordance des temps.
je suis en train de lire son ouvrage "Quand Google défie l’Europe" : très instructif