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Déjeuner-Rencontre du 14 novembre 2009 avec Colette Fellous

publié par AAFC le 28 avril 2010

Bonjour à tous et merci de me recevoir aujourd’hui. C’est un grand plaisir de vous rencontrer, vous tous qui écoutez ces émissions qui représentent tant pour moi. Vous entendre en parler est une chose très importante, car c’est la preuve concrète que vous recevez soigneusement tout cela, les voix, les mots, les sons et finalement l’enseignement de cette petite université de poche que j’essaie de construire très modestement avec tout ce que je reçois du monde, tout ce que je vis et que j’aimerais voir se prolonger, pour ne rien oublier.

Je vis ce métier très profondément, dans ma peau, dans mon corps. A partir de tout ce qui me touche. Un jour, j’ai fait une émission sur un homme qui dormait dans la rue, en bas de chez moi et devant lequel je passais régulièrement. Même par grand froid, il était là, sur son banc et personne n’arrivait à lui parler. Il avait un magnifique visage. J’ai alors imaginé d’inventer un conte de Noël à partir de ce minuscule lieu, autour du banc. Un matin, je me suis installée avec mon magnétophone à ses côtés et j’ai passé une journée entière avec lui, près du banc sur lequel il est resté assis sans prononcer un seul mot.

J’enregistrais les passants, je recueillais leur histoire, des drames, des joies, tout ce qui fait une vie pouvait se raconter à partir de ce lieu et de cet homme. Tout comme les livres que j’écris, ou comme ceux que j’édite, mes émissions sont construites pour tendre un lien vers les autres. C’est un lien multiple, entre France Culture et ses auditeurs, entre ici et ailleurs, entre le visible et l’invisible.

De la psychanalyse…

Je suis arrivée à la radio, un peu par hasard. J’ai fait des études de Lettres et je pensais d’abord que je serais enseignante et surtout essayiste puisque je n’ai pas cessé d’écrire depuis l’âge de seize ans, que ma vie c’était écrire. Dans mon enfance comme dans ma vie d’étudiante, j’étais très très silencieuse mais j’aimais écouter, et je ne me lassais pas de voir comment les gens parlaient, comment les mots sortaient de leurs bouches, j’aimais déjà la matière des voix. J’ai compris plus tard qu’au fond, j’aimais voir comment circulait la pensée, les idées dans la tête de quelqu’un. A ce moment-là, vers l’âge de vingt six ans, j’ai même eu envie de devenir psychanalyste, quelqu’un qui écoute, qui « soigne », qui dirige, qui réconforte. Je suis allée voir un psychanalyste, mais loin de me conforter dans cette voie, il m’a fait remettre en cause ma nouvelle passion. Je ne l’ai vu qu’un seul jour et je me souviens lui avoir même envoyé un « pneumatique » à la place de mon second rendez-vous avec ces mots : « Je préfère rester dans mon non-savoir, je choisis d’écrire ». C’était un passeport pour l’entrée dans une vie d’écrivain que je m’étais offert par ces mots, mais je ne le savais pas encore. Dès le lendemain de cette psychanalyse ratée, j’ai pris un billet pour la Tunisie et j’ai fait des photos de tous les lieux de mon enfance, ma maison, mon lycée, le trajet entre les deux, les immeubles, les portes, les fenêtres, tout ce que j’avais vu quand j’étais enfant. À mon retour, un ami psychanalyste, Jacques Hassoun, m’a dit : « Mais en fait, tu viens de faire une psychanalyse en accéléré, ça arrive ! ».

J’ai en effet grandi en Tunisie, avec une mère dépressive et c’est une chose importante, qui a déterminé ce que je suis aujourd’hui. Je l’aimais beaucoup mais je ne comprenais pas qu’elle reste enfermée parfois dans sa chambre. Mon envie de départs permanents, de voyages et de rencontres vient sans doute de là. J’ai senti très tôt que j’étais responsable d’elle, que je devais l’aider à vivre. Dès l’âge de 8 ans, j’ai porté l’ « élan vital » de ma mère, je devais lui montrer qu’il y avait de la joie dans le monde, qu’elle devait retrouver sa joie, je n’avais pas droit même à la tristesse, je devais toujours faire comme si j’étais joyeuse. En même temps, cette attitude m’a donné une marginalité jusqu’à l’intérieur de ma famille, un regard de biais. « Il faut que je les aide, en silence » me disais-je, « il faut que je parle à leur place, il faut que leur redonne une vie ». C’est ce que j’ai fait en écrivant certains de mes livres. Un jour, vers 11 ou 12 ans, sur la plage, je regardais l’horizon, vers la France, je savais que j’irais là-bas, la France et l’horizon étaient un de mes objets de rêverie préférés… Et tout à coup, j’ai eu une espèce de panique car j’ai compris que ce que je voyais allait disparaître si je ne m’en souvenais pas précisément : « Qui d’autre à ma place saura décrire ce que j’ai vu ? » Alors, j’ai inventé un exercice quotidien très simple, je me repassais très vite dans la tête toutes les images de ma vie que je souhaitais conserver et emporter avec moi, des scènes, des moments, des lieux, des visages....C’était là aussi un premier pas vers l’écriture et vers la radio. Sauver quelque chose de ce que l’on vit.

…à l’écriture

J’ai commencé à écrire vers 15 ans. Ma mère a d’ailleurs été ma première lectrice (mélancolique, pianiste, fantasque à ses heures… elle était une mère idéale !). Au lycée, le sujet de mon premier exposé a été sur le poème de Baudelaire : l’Invitation au voyage (ce n’était pas un hasard d’avoir moi-même choisi ce poème...), et quelques semaines après, en m’inspirant de Baudelaire, j’ai écrit un long poème qui pastichait « Mon coeur mis à nu », où je m’adressais de façon très lyrique à un amant imaginaire. J’avais laissé le poème traîner sur mon bureau et le soir quand je suis rentrée à la maison, je vois ma mère au lit, effondrée, me convoquant dans sa chambre : « Je sais tout ! J’ai lu ce que tu as écrit, tu m’as trahie, tu ne te marieras pas en blanc ! ». Je riais, je la consolais en disant que j’avais inventé, qu’il n’y avait rien du tout et dans le fond j’étais heureuse parce que j’avais compris qu’on pouvait inventer des choses et qu’elles avaient l’allure de la vérité.

J’ai toujours écrit un journal, pris des notes sur la vie, sur ce que j’entendais, ce que je voyais, sans toujours les dater. Je garde ces cahiers car ils racontent des époques que j’ai oubliées. Les premiers sont écrits dans un style « déconstruit », selon la mode littéraire de l’époque, et je dois avouer qu’en les relisant aujourd’hui, je ne comprends pas toujours tout ! Mais ce sont des archives qui témoignent de cette période de ma vie. J’ai suivi, de 22 à 26 ans, le séminaire de Roland Barthes, mais je n’ai pas compris tout de suite l’importance qu’a représenté pour moi son enseignement. Ce n’est que plus tard que j’ai pris conscience à quel point il avait contribué à former, à modeler mon regard.

Roland Barthes, qui était d’une très grande sensibilité, était d’abord un maître. Il m’a appris à former mon regard.

C’est lorsque ma fille est née que j’ai écrit la première phrase de mon premier roman.

Jusque là, je me contentais d’écrire dans mes cahiers des formes inachevées mais je me suis dit que si j’étais capable de faire un enfant, je devais être capable d’écrire un livre tout entier ! Roland Barthes m’a encouragée à le faire (« quand on a une écriture, il faut la montrer », m’avait-il dit) et j’ai donc commencé à écrire une fiction sur Rome [1] (où je n’étais jamais allée), puis plus tard une autre sur Babylone [2], puis sur ma mère [3]… mais tout cela restait très romancé, très transposé, je ne m’approchais pas directement de ma vie. C’est J.-B. Pontalis qui m’a demandé un jour pourquoi je n’écrivais pas de textes autobiographiques, ce que j’ai fait dans Avenue de France [4], du nom de cette rue de Tunis où j’ai habité et dont le nom symbolisait pour moi le lien avec la France. Ce livre contenait de nombreuses références à l’architecture et j’ai eu l’idée d’introduire dans le roman les photos que j’avais prises à Tunis, 25 ans plus tôt, dans ce voyage que j’avais fait après ma tentative d’analyse.... Ces liens, ces accords, ce travail entre le texte et l’image, m’a tellement plu que j’ai souhaité créer une collection pour inviter d’autres écrivains à utiliser ce procédé. Je me rappelle avoir demandé un livre pour cette collection que je dirige maintenant au Mercure de France à J.-M. G. Le Clézio et il s’est souvenu d’une série de photos qu’avait prise son père en Afrique. Il a écrit, à partir de ces photos, L’Africain, un livre magnifique qui résume bien, je trouve, tous ses livres. Et c’est ainsi qu’est née la collection « Traits et Portraits » [5], pour laquelle je donne comme consigne à chaque écrivain qui y participe, d’écrire un texte qui viendrait éclairer tous ses autres livres.

Débuts radiophoniques à France Culture

Je suis entrée à France Culture en 1979. J’allais depuis quelques années parfois à la radio pour enregistrer des lectures pour l’Atelier de Création, j’avais fait un peu de théâtre.

Jean-Loup Rivière, qui était avec nous au séminaire de Roland Barthes, me demandait d’être la voix de certaines de ses émissions. J’ai découvert alors combien j’aimais les voix, thème qui a d’ailleurs fait l’objet d’un séminaire de Roland Barthes. La voix est un cadeau dont je ne me lasse pas. C’est le miracle de la radio, et toute la noblesse de cet « artisanat », que de pouvoir transmettre la voix. Ce que je voulais faire à la radio quand j’ai eu envie de produire moi-même ma première émission, c’était bâtir une espèce de roman avec la voix et la mémoire des autres, la vie des autres. Cette première émission, diffusée en 1980, était autour de la mémoire et du cercle (René Farabet l’avait intitulée « Des ronds dans l’onde... ») en référence à une musique de derviches tourneurs que j’avais entendue un jour plus tôt sur France Culture ou sur France Musique, et dont la construction cyclique m’avait beaucoup impressionnée. C’était une émission à connotation philosophique, où l’on abordait des sujets aussi variés que la danse, le cirque, Nietzsche, Dante, Edmond Jabès. J’y ai appris le travail de montage ; on y passait des semaines jusqu’à trouver la juste mesure ! Le résultat devenait alors un objet parfait, où le producteur était très effacé et où toutes les hésitations des uns et des autres avait complètement disparu. Rétrospectivement, je trouve qu’on exagérait quand même un peu, j’aime aujourd’hui laisser plus de naturel aux témoignages.

J’ai ensuite fait plusieurs émissions pour l’Atelier de création radiophonique. Mais je trouvais l’ACR, en tant que lieu d’expérimentations, un peu trop « à part » et je me sentais marginalisée dans la Maison de la Radio. Peu à peu, je m’en suis éloignée. J’ai alors proposé à Michel Cazenave une émission pour La matinée des autres, un reportage dans un petit village de Tunisie que j’aime beaucoup, Sidi-Bou-Saïd et qui s’appelait : « Le temps du ramadan à Sidi-Bou-Saïd ». Puis, j’ai fait plusieurs émissions pour Claude Mettra qui était merveilleux et pour Les Nuits Magnétiques que j’ai dirigées plus tard, de 1990 à 1999. J’ai eu la chance de rencontrer toujours des producteurs très attentifs qui m’ont enseigné la joie d’apprendre et une certaine joie de vivre. France Culture est un lieu magique pour cela.

C’est un monde très particulier France Culture, il y une ambiance « France Culture » qui est exceptionnelle. C’est une radio qui rassemble des passions multiples, des personnalités très différentes et cela donne une espèce de ferveur collective. Bien sûr, cette ambiance change plus ou moins au gré des Directions, mais France Culture laisse quand même à chaque producteur la liberté d’être ce qu’il est, et ça, c’est vraiment unique, c’est un trésor.

Un carnet d’écrivain

J’ai créé cette émission parce que je souhaitais que ce Carnet nomade ait vraiment la forme d’un carnet d’écrivain. Passer d’un sujet à l’autre, d’une discipline à l’autre, librement, faire entendre des villes, des sons, des chansons, faire découvrir des personnalités secrètes. La couleur est plutôt littéraire mais pas uniquement. En fait, j’invite presque toujours des gens que j’aime, je ne suis pas spécialiste des débats ni des polémiques, je reste dans l’empathie, j’aime que chacun soit le plus vrai possible, le plus proche de sa pensée, quitte à oublier la présence du micro. Le ton du carnet est donc amical, intime, (c’est comme si vous parliez à une amie dans un café). Pendant l’enregistrement, même si l’on sait que l’on s’adresse à des auditeurs, on imagine que personne ne nous écoute ! C’est aussi ça la force de la radio. Une voix seule qui s’adresse à tous. En cela, elle se rapproche de l’écriture, du roman.

J’essaie constamment de comprendre l’autre, de suivre comment il va se débrouiller pour exprimer ce qu’il a à dire. Que ce soit aux Nuits magnétiques ou aujourd’hui dans les Carnets, j’ai toujours ce respect de la parole de l’autre que l’on va mettre en scène. C’est une règle de vie, et une responsabilité envers l’auditeur. S’il arrive que l’on raconte des choses intimes, cela ne doit pas pour autant devenir un déversoir. Je refuse le mensonge, le maniérisme et la coquetterie. C’est un jeu, un tissu qu’il faut laisser se déployer ; c’est très délicat, c’est une composition et même s’il y a un montage, la parole n’en est que plus vraie. C’est plutôt une écriture. Je ne suis pas une journaliste, mais un écrivain qui fait de la radio en improvisant avec sa mémoire. En fait, je pratique peut-être, sans le vouloir, une sorte de jazz ! Raconter, improviser à plusieurs, recréer ensemble de nouveaux ensembles. Comme dans la musique, ce travail de composition suppose à la fois rigueur et liberté. Dans mon enfance, on m’a appris à aimer l’étude, on m’a dit qu’elle était synonyme de liberté. Il faut en effet beaucoup de rigueur et de travail pour accéder à la liberté.

Pour construire ce Carnet nomade, nous avons en permanence un Nagra. Ce magnétophone est mon stylo. J’ai appris à m’en servir et je l’emporte toujours avec moi, au cas où l’occasion se présenterait, une scène ou une rencontre que j’intégrerai peut-être plus tard dans un des carnets.... Quand on part en mission, je suis accompagnée par le réalisateur du carnet nomade, Vincent Decque, qui prend le son avec moi. Nous sommes accompagnés parfois d’un technicien. En général, nos voyages durent quatre jours. Pour former une bonne équipe, il faut quelqu’un qui vous comprenne parfaitement. Vincent sait quand il faut commencer à enregistrer, sans que nous ayons besoin de nous parler. En plus des entretiens, nous nous efforçons toujours de restituer la matière sonore : bruits de la ville, de la nature, l’ambiance particulière d’une maison. La musique est également très importante. J’aime bien mélanger les styles et les époques, tout en sachant que le choix et l’insertion, au montage, d’une chanson, par exemple, demandent beaucoup de soin.

Initialement, Carnet nomade durait une heure et demie. David Kessler a préféré le réduire à une heure et je produis aussi, depuis, une série de dix heures d’émissions pour la grille d’été. Nous donnons tous nos programmes à la Direction cinq semaines à l’avance. J’aime faire varier les thèmes, tout en donnant à entendre des échos, des ricochets, des glissements d’une émission à l’autre. Pour cela, je travaille mes sujets longtemps à l’avance : je me donne un axe, une sorte de destination, en fonction de l’actualité ou de mes lectures. J’aime aussi construire des variations à partir d’un mot, d’une oeuvre, ou même de quelque chose d’infime. Chez le coiffeur, par exemple, un jour, je lui expliquais mon métier et je lui disais que tous les sujets étaient intéressants, que c’était la façon de les traiter qui comptait, on pouvait trouver de la richesse dans les plus petites choses quotidiennes. Je lui ai donné en exemple ce que je voyais autour de moi : pourquoi pas une émission sur les cheveux ou sur la poussière même, quel magnifique sujet ce serait la poussière, imaginez ce mot danser à partir de toutes ses facettes ! Il deviendrait un roman philosophique....Tiens, ça me donne une idée tout à coup, il faudrait que je fasse un Carnet nomade sur la poussière...

Merci à vous tous.


[1Roma, Denoël, 1982

[2Midi à Babylone, Gallimard, 1994

[3Rosa Gallica, Gallimard, 1989

[4Avenue de France, Gallimard, 2001

[5Mercure de France


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