Les deux passagers, d’habitude plus loquaces, semblaient à cet instant presque recueillis. Blottis dans leur bulle ouatée, hors du temps, ils n’avaient pas encore pris conscience de l’imminence et de la brutalité de son éclatement. Rue du Chaudronnier, rue du Treillot... l’on pourrait croire cette automobile dotée d’une volonté propre, car voici le portail comme fatalement franchi et voilà qu’elle est déjà garée à sa place. Mais la puissante machine ronronne toujours, en sourdine. Il faudrait sortir du véhicule, se hâter jusqu’à l’entrée (avoir repéré la bonne clé dans le trousseau), ouvrir la porte, prendre l’ascenseur (s’il n’est pas au rez-de-chaussée, l’appeler, l’attendre) et, une fois au quatrième étage, passer le dernier obstacle, se ruer enfin dans le salon, allumer la chaîne : cela ne se peut tout simplement pas. Les deux passagers doivent pourtant se résoudre à couper le moteur (des considérations environnementales les y obligent) ; lucides, ils savent qu’il n’est pas de moment propice et que seule une extrême rapidité d’exécution peut les sauver. Le conducteur, le souffle court, tourne la clé de contact et, dans un même mouvement, un bouton sur le poste de radio : les voix qui se sont tues une fraction de seconde résonnent de nouveau dans les haut-parleurs. Le visage des deux passagers se détend, leurs muscles mêmes se relâchent et, apaisés, ils retournent au moelleux de leur siège et de leur rêverie partagée.
Fiction du 13 octobre 2007, Ahès, l’île oubliée de Sylvie Chanteux et Benjamin Dupas